Losing my religion (Noah)

Le silence régnait dans l'église de Sainte-Mary, où les passages se faisaient furtifs, discrets. Quelques personnes s'aventurèrent au sein des lieux au cours de la journée pour prier, allumer une bougie, et/ou se recueillir en toute tranquillité, loin de l'agitation extérieure. Noah recueillit la confession anxieuse d'une vieille veuve, qui s'inquiétait des sentiments qu'elle développait pour un homme qui n'était pas son mari.

Bien évidemment, Noah s'était empressé de la rassurer à ce sujet. Les principes du mariage disaient bien "jusqu'à ce que la mort nous sépare", et, visiblement, les conditions étaient remplies. Pour être honnête, Noah aurait probablement trouvé moyen de la tranquilliser également si elle avait simplement été divorcée, et non veuve.

Le prêtre avait beau être un fervent pratiquant, il ne pouvait s'empêcher de penser que l'Eglise et ses représentants n'évoluaient pas assez avec leur temps. Accepter la modernité et l'inclure pleinement, c'était la meilleure, voire seule façon de maintenir durablement leurs croyances et leurs fidèles. Faire avaler ça à ses pairs, en revanche, c'était une autre paire de manche...

L'église s'était progressivement désemplie de ses quelques âmes en visite, jusqu'à ce que Noah se retrouve seul en ces lieux. Parfois, la solitude lui pesait, le renvoyant au vide de son existence, à la superficialité de ses relations. Aujourd'hui, il se surprit à l'apprécier.

Noah était... songeur. Il ressentait le besoin de se rapprocher de Dieu, de sa foi et de sa relation avec le Divin. Il ne se définissait pas exactement comme heureux, mais il n'était pas non plus au bas. Parfois, ses croyances parvenaient à le sauver de ses propres ténèbres, et c'était le cas actuellement. Dans ces moments-là, Noah cherchait l'endroit où il se sentait le plus proche de son Seigneur. Comme toujours, ou presque, il s'agissait du confessionnal.

Noah desserra légèrement son col romain, prenant place au sein de la petite bâtisse en bois, refermant le rideau. D'autres églises avaient cédé pour des constructions plus modernes, mais c'était bien la rare tradition à laquelle Noah ne dérogeait pas. Le confessionnal, tel qu'il était construit, offrait un parfait équilibre entre distance et rapprochement. A travers la grille, fermée à l'instant, le prêtre et son fidèle pouvaient se voir, près l'un de l'autre sans vraiment l'être.

Et s'il y avait ce besoin de rapprochement, de contact, Noah pouvait toujours quitter le confessionnal, et inviter le fidèle à s'asseoir sur un banc, quand le calme des lieux le lui permettait. Certaines personnes ressentaient le désir de cette proximité physique, une main posée sur leur peau, pour leur rappeler qu'ils n'étaient pas seuls, que chaque enfant de Dieu était aimé au sein de Sa maison.

Noah, de son côté, appréciait l'isolement procuré par le confessionnal. Grille fermée, il pouvait sentir la présence divine de l'autre côté, prêtant oreille aux paroles qu'il n'avait pas même à prononcer à voix haute. Il se sentait entier. Vivant. En communion avec lui-même et un Dieu dont il doutait parfois, mais auquel il croyait fermement à cet instant.

Noah avait fermé ses yeux, se plongeant dans ses pensées, mains jointes l'une à l'autre. Il était parti loin, très loin, quand un bruit de pas le fit sursauter, le tirant de sa méditation. Il eut tout juste le temps de reprendre ses esprits avant qu'une personne ne prenne place de l'autre côté du confessionnal, se repentant d'un crime qui n'en était pas vraiment un.

Noah dissimula tant bien que mal son rire devant les mots de Billy Jenkins, dont il avait reconnu la voix, les légers frémissements de son corps exacerbant les craquements du bois. Il leva les yeux au ciel avec une certaine forme d'attendrissement lorsque le jeune homme se demanda à voix haute s'il s'agissait bien de lui, le Père Giles. D'un geste délicat, il ouvrit le portillon qui couvrait le grillage, se dévoilant à Billy, un sourire aux lèvres.

"C'est bien moi, mon fils."

Son sourire se fit taquin, alors qu'il répondait à la précédente confession du jeune homme :

"Je te dirais bien de réciter trois pater et deux ave, mais je doute sincèrement que cela soit d'une réelle utilité. Un balai, une serpillère et un peu d'huile de coude feront l'affaire, n'est-ce pas ?"

Noah s'était attaché au jeune homme, durant toutes ces années où il était venu le voir, petit garçon que le prêtre tutoyait naturellement, enfant perdu poussé par une famille religieuse qui tentait désespérément de le changer en ce qu'il n'était pas. Il avait recueilli ses doutes, ses confessions, ses tragédies, s'efforçant d'y trouver réponse appropriée quand il ne pouvait s'empêcher de penser que le pauvre garçon aurait probablement bénéficié bien mieux d'un psy que d'un prêtre.

Ses parents espéraient probablement que Noah cherche à le rendre honteux de ses sentiments, de ce qu'il était, mais le prêtre s'y était toujours refusé. A ses yeux, l'Amour consenti, sous toutes ses formes, était la plus belle des choses qui soit, et en diminuer une expression ou la rejeter était une offense à Dieu, à l'origine même de ce sentiment. Noah ne comprenait peut-être pas tout, surtout pas l'attrait de la chair, mais il pouvait tout de même essayer.

Il lui était dur de ne pas songer que l'attachement que le jeune homme avait pour lui était probablement artificiel, créé par ce don qu'il n'avait pas demandé et qu'il devait subir jour après jour. Avec d'autres fidèles, Noah s'égarait parfois à exploiter cette dévotion forcée, pour ses propres intérêts. Pas avec Billy.

"Hormis un peu de boue à l'entrée de ce lieu sacré, y a-t-il autre chose dont tu souhaiterais parler ? Je doute que tu sois venu ici sans raisons."

Noah espérait que le jeune homme ne soit pas au plus mal. Régulièrement, il se sentait inadéquat face aux confessions qu'on lui faisait, remplaçant pour certains un thérapeute qu'il serait trop cher de consulter. Son don l'aidait à apaiser les gens, mais ce n'était jamais que temporaire. Leur suggérer de se faire suivre était des plus délicats...

"Comme toujours, tes secrets sont bien gardés. Dieu et moi en sommes les seuls récepteurs."

Un sourire aux lèvres. Sincère. A travers la grille, Noah offrait un regard et une expression ouverts, invitant à la confiance. En compagnie du jeune homme, en dépit des doutes qu'il éprouvait vis-à-vis de la solitude créée par son don, le Prêtre avait l'impression d'avoir une raison de vivre. Une raison de croire.

L'humour de Billy, légèrement impertinent, amusait Noah plus que de raison. D'autres que lui s'en seraient probablement offusqués, surtout dans la maison du Seigneur, mais il trouvait cela distrayant. Noah appréciait que les gens ne soient pas constamment formels avec lui, comme ils avaient plus facilement tendance à l'être, en raison de son statut de prêtre (sans oublier son don). C'était une manière de s'affranchir de la distance qu'il percevait toujours, entre les autres et lui-même.

Une distance qu'il n'eut pas d'autre choix que de constater à nouveau, lorsque Billy se montra trop zélé, lui proposant de nettoyer l'autel et les vitraux de l'église. Son sourire se figea sur ses lèvres, alors qu'il prenait conscience que, une fois de plus, le jeune homme était sous influence de son don. De sa malédiction. Prêt à tout faire pour le contenter. Lui cirerait-il les chaussures si Noah lui demandait de le faire ? Quelles courbettes serait-il heureux d'accomplir pour le satisfaire ?

Noah s'éclaircit la gorge, chassant l'amertume au plus profond de son cœur. Auprès d'autres personnes, il se laissait parfois tenter par l'idée de les exploiter. Le plus souvent, il se contentait juste de les influencer pour qu'ils lui laissent plus d'argent que ce qu'ils seraient prêts à donner, mais il lui était également arrivé de recourir à ses dons pour avoir des "volontaires" pour telle ou telle tâche ou évènement caritatif.

Ce n'était probablement pas très chrétien de sa part, mais si Dieu avait voulu qu'il ne fasse pas usage de ses dons, Il aurait tout simplement pu ne jamais les lui investir. Noah n'avait jamais demandé à être différent. A susciter chez autrui cette gentillesse qui n'avait rien de naturelle. Noah se composa une expression un peu plus chaleureuse, épargnant Billy comme il l'avait toujours fait.

Même si ce n'était probablement pas réciproque (pas réellement, en tout cas), Noah s'était attaché au jeune homme au fil des années, à récolter ses confidences et ses malheurs, et faire usage de son don pour le manipuler le répugnait franchement. Billy était quelqu'un de bien, un peu impertinent, confus par la vie et les épreuves qu'elle lui imposait sans cesse, mais définitivement une bonne personne. Et Noah ne pouvait pas simplement l'exploiter, comme il le faisait pour bien d'autres.

"Nettoyer la boue que tu as ramenée sera largement suffisant, ne t'en fais pas. Le reste m'incombe. Prendre soin de la maison de Dieu fait également partie de mes fonctions."

Cela représentait surtout une économie non négligeable, il devait l'avouer. Noah récoltait certainement plus d'argent qu'il ne le devrait, mais chaque sou gagné sur des tâches qu'il pouvait accomplir lui-même était investi ailleurs. La plupart du temps, il les utilisait pour l'église, mais il lui arrivait parfois de s'accorder un petit luxe qu'il ne pourrait pas s'octroyer autrement. Où était le mal ? Tout travail méritait salaire, après tout.

Après lui avoir demandé pour quelle raison il était venu ici, Noah attendit patiemment la réponse de Billy, dissimulant du mieux qu'il le pouvait la déception qu'il ne parvenait pas à s'empêcher de ressentir, face à la dévotion forcée du jeune homme. De temps en temps, Noah oubliait son affliction, et se laissait à croire que les gens qui partageaient sa vie l'appréciaient sincèrement. Jusqu'à ce qu'il se trouve obligé de s'en rappeler...

La réponse de Billy eut tôt fait de le tirer de ses sombres pensées, alors qu'une franche surprise marquait ses traits. Il s'était attendu à toutes sortes de choses, des confessions sombres, des troubles familiaux, mais l'obtention d'une relique sacrée n'était certainement pas sur la liste des choses que Noah s'était préparé à aborder. Il resta silencieux, bouche bée, digérant la demande soudaine et les raisons plus que bancales qu'il invoquait pour se justifier.

"... Peut-être que nous devrions sortir du confessionnal pour discuter de cela."

Noah se leva, tentant de processer pleinement les propos du jeune homme. Billy avait ses particularités, c'était certain, mais ça... ça, c'était définitivement nouveau. Par respect pour lui, Noah ne voulait pas forcer la vérité hors de la bouche de Billy en le faisant culpabiliser. Il allait donc tenter d'aborder la chose aussi calmement et diplomatiquement que possible... Malgré l'incongruité de la situation.

Faisant les cent pas près de son autel, Noah se décida finalement à demander, tentant de garder une expression douce en dépit de sa surprise toujours marquée :

"Reprenons depuis le début, veux-tu bien ? Tu souhaiterais que je te prête une relique sacrée pour... pour un exposé ? Un travail universitaire ?"

Noah avait beau réfléchir, il était bien incapable de trouver un sujet potentiel qui justifierait l'acquisition, même temporaire, des Saintes Larmes. Si Billy lui avait demandé de pouvoir prendre une photo desdites reliques, Noah aurait compris l'idée, mais requérir l'objet lui-même ? Comme s'il lui demandait de lui passer le sel ?

Noah tira sur son col romain, ayant l'impression de marcher sur des oeufs, à cet instant. Plus il y réfléchissait, moins il se sentait à l'aise vis-à-vis de la proposition de Billy. De ce qu'il avait pu voir de lui toutes ces années, c'était un bon gamin, cherchant l'amour de son prochain. Noah commençait à sérieusement se poser des questions sur la raison de ce souhait soudain qu'il lui confiait...

"Tu peux être franc avec moi, tu le sais ?"

Craignant de le pousser malgré lui à se confier, Noah s'empressa de rajouter, une pointe de panique de la voix :

"Si tu le souhaites ! Si tu le veux, bien sûr. Ne te sens surtout pas obligé. J'essaie simplement de m'assurer que tout va bien pour toi. Est-ce que...?"

Noah rajusta son col romain, un peu mal à l'aise. Il n'était pas certain de ce que Billy lui cachait, mais il se doutait qu'il ne s'agissait pas d'un simple travail d'école pour lequel il était trop zélé :

"Ce... Ce n'est pas une forme de bizutage, n'est-ce pas ? Je veux dire... Je n'ai pas moi-même fait l'expérience de la vie au sein d'une fraternité, mais j'ai cru comprendre qu'ils avaient certains rituels de passage pour être acceptés en leur sein. Quelqu'un t'aurait-il demandé de faire ça ?"

C'était la conclusion la plus logique à laquelle il était parvenu à arriver, même s'il n'était pas entièrement convaincu non plus pour l'instant. Billy n'était pas un mauvais bougre, et cela ne ressemblait pas à son humour habituel. Il n'était pas non plus assez dévot pour avoir un intérêt sincère pour cette relique, ce dont Noah ne lui tenait pas rigueur.

Un bizutage ou une sorte de pression exercée par ses camarades, peut-être... Mais qu'ils demandent une telle relique lui paraissait tout de même étrange. Incongru. Des membres d'une fraternité qui demanderaient à l'un de leurs petits nouveaux de mettre la main sur du vin de messe, cela ne lui paraissait pas complètement absurde, même si cela était définitivement idiot. Des larmes sacrées, en revanche ? Cela ne collait pas à l'image qu'il avait de ces personnes... Même si cela venait principalement des films qu'il avait regardé au cours de sa vie, et non d'une expérience personnelle.

Il n'y avait ici qu'une personne qui pouvait lui apporter la vérité, et c'était Billy. Billy à qui il adressa un sourire rassurant, tentant de le mettre à l'aise sans pour autant le pressuriser à répondre. Noah voulait comprendre, que Billy se sente suffisamment en confiance pour parler, mais il ne souhaitait surtout pas que cela soit forcé. Que, pour une fois dans sa vie, il puisse avoir une interaction sincère avec quelqu'un, sans l'obliger malgré lui à faire preuve de dévotion et de gentillesse à son égard.

"Mon église est effectivement bénie par la présence d'une telle relique. Près de cinq cent années auparavant, la statue de la Sainte Mary qui trônait alors en son sein aurait pleuré et ses larmes furent récoltées. Bien que la statue ait été détruite par le temps, cette relique a été conservée."

Noah eut un rire nerveux, tentant de figurer au mieux la situation :

"Pour tout te dire, il est fort possible qu'il s'agissait d'une réaction chimique incomprise à l'époque, ou d'un faux miracle, mais croire en Dieu, pour moi, c'est accepter ce qui n'est pas expliqué comme Sa vérité. Jusqu'au jour où l'on me prouvera avec certitude que ce miracle n'en est pas un, je continuerai à penser le contraire."

Noah s'aventura à poser brièvement sa main sur l'épaule de Billy, s'assurant de ne pas toucher sa peau. Il était conscient que son contact physique avait tendance à détendre les gens malgré eux, et à les rendre plus malléables par la même occasion. Et ce n'était pas ce que souhaitait le prêtre. Il voulait juste apporter un peu de réconfort à Billy, quoi qu'il puisse lui arriver.

"Je veux simplement m'assurer que tu vas bien. Si quelqu'un te pressurise d'une façon ou d'une autre, je suis là pour entendre ça. Et tenter de faire quelque chose, à mon niveau."

Le prestige de l'uniforme... Il doutait que le ou les personnes qui avaient peut-être mis cette idée dans la tête de Billy s'étaient préparés à ce que son prêtre vienne à sa rescousse. Il n'allait pas s'en prendre à eux directement, ce ne serait pas très chrétien de sa part, mais ils avaient quelques idées pour instiller cette bonne vieille culpabilité catholique au sein de leur crâne, si nécessaire. Si Billy souffrait d'une telle situation, Noah voulait l'aider. Sincèrement.

Peut-être était-ce pour cela qu'il appréciait le jeune homme. Parce qu'il lui rappelait qu'il y avait du bon en lui, derrière l'amertume et la grisaille de son âme.

Parfois, Noah se demandait ce que sa vie serait devenue, s'il n'avait pas eu ce don qui était le sien. Peut-être aurait-il eu la chance d'avoir une véritable famille, comme certains enfants de son orphelinat. Il se pourrait même qu'il ne soit jamais devenu prêtre. Etait-ce une façon pour Dieu de s'assurer qu'il Le servirait, en lui imposant ce don ?

Toujours était-il qu'il perdait patience devant la dévotion forcée que Billy affichait à son égard. Il se retrouva à lui déclarer d'une voix un peu précipitée :

"Je n'ai pas le désir d'être aidé, merci beaucoup. Cela ne te gêne peut-être pas, mais ça m'embarrasse."

Noah n'avait pas voulu être dur envers le jeune homme, qui n'avait pas le contrôle sur ce qu'il éprouvait à son égard. Soupirant, il s'excusa brièvement, tentant de garder son irritation sous contrôle. Ce qui était loin d'être aisé, puisque Billy persistait dans son mensonge, pour des raisons qui échappaient à Noah.

Il serait tellement facile de lui demander de dire la vérité, de jouer sur sa culpabilité pour obtenir de lui ce qu'il voulait, mais Noah ne voulait pas se rabaisser à cela. Pas avec Billy, en tout cas. Il méritait mieux que cela. Et l'idée de manipuler une âme gentille et délicate comme celle du jeune homme plongeait Noah dans un profond malaise. Il voulait croire qu'il était une bonne personne, malgré ses actions et ses décisions, et cela impliquait de ne pas forcer Billy à faire ou dire quoi que ce soit contre son gré.

Noah ne put s'empêcher de sourire devant la manière qu'eut Billy de chercher à couvrir ses précédents jurons. S'il devait être totalement honnête, il avait lui-même laissé échapper son petit chapelet de grossièretés en ces lieux, se montrant parfois insultant envers Dieu lui-même dans ses instants de détresse. La petite gaffe de Billy lui serait passée totalement au-dessus de la tête s'il ne l'avait pas mentionnée lui-même.

"Je suis touché d'avoir pu t'aider de cette façon, Billy. Et, crois-moi, je m'inquiète bien plus de ton bien-être que d'un petit juron."

Noah ne comprenait vraiment pas ce qui motivait Billy à s'intéresser subitement à des reliques sacrées et, plus encore, à vouloir les emprunter. S'il disait la vérité cette fois, personne ne le forçait à faire quoi que ce soit, mais il avait tout de même urgemment besoin de cette relique. Noah avait beau réfléchir, il ignorait ce qui pouvait motiver le jeune homme à cet instant. Son esprit sauta à une autre théorie et il offrit, avec un sourire rassurant :

"Est-ce que c'est une question d'argent ? Je peux t'offrir mon aide à ce niveau-là, si besoin."

Des larmes sacrées, même si elles ne venaient pas directement du Christ ou de ses saints, cela devait avoir sa valeur auprès des bonnes personnes. Noah était incapable d'en estimer le prix, mais il se doutait que certains seraient prêts à se séparer d'une petite fortune pour les obtenir...

Si Billy était en besoin d'argent urgemment, il n'était visiblement toutefois pas prêt à le voler, et avait donc formulé sa requête, la revêtant d'un léger mensonge, espérant que Noah lui cèderait les larmes sans y réfléchir davantage. Cette théorie ne le satisfaisait pas totalement non plus, mais Noah était perdu, et forcer Billy à lui répondre était hors de question. Tout ce qu'il pouvait, c'était tenter de comprendre, être là jusqu'à ce que Billy se sente suffisamment et naturellement en confiance pour lui parler...

Du moins, c'était ce qu'il croyait. Lorsqu'il avait vu Billy s'approcher de l'eau bénite, Noah n'avait aucun moyen d'envisager ce qui était sur le point de se produire... Ses yeux s'écarquillèrent devant l'inexplicable, l'eau transformée en alcool en l'espace d'une seconde. Un juron lui échappant, Noah recula d'un pas, sa main s'aventurant par réflexe sur le crucifix qu'il portait en pendentif.

Une petite part de son esprit cherchait à le convaincre qu'il ne s'agissait que d'un tour de passe-passe, mais tout s'était déroulé si vite. Noah n'avait rien vu qui aurait pu permettre à Billy de mettre en place une supercherie, et le liquide était indubitablement différent de l'eau bénite qu'il était jusqu'alors. Noah recula d'un autre pas, et ses jambes heurtèrent un banc, sur lequel il s'effondra sous le choc.

"Que... Qu'est-ce que... ?"

La vie de Noah n'avait jamais été ordinaire, mais c'était de loin l'événement le plus extraordinaire auquel il avait été confronté. Si vite, si soudainement... Noah avait l'impression de rêver. Ou d'être en train de cauchemarder. Ses doigts se crispèrent sur sa croix, secoués de tremblements. Lorsqu'il parvint à relever les yeux vers Billy, la douceur et la chaleur qui habitaient précédemment son regard l'avaient quitté, tout comme ses scrupules.

Il n'avait jamais eu le moindre contrôle sur son don, mais, à cet instant précis, tout son être souhaitait qu'il prenne effet sur Billy. Qu'il l'envahisse et l'oblige à dire cette vérité que Noah avait désormais désespérément besoin de connaître :

"C'est... C'est un trucage, n'est-ce pas ? Une illusion. Dis-moi la vérité. Cesse de me mentir. J'ai besoin de savoir, Billy."

Noah pouvait sentir quelque chose irradier de lui, quelque chose d'effrayant. Soudainement, un goût métallique s'imposa à ses papilles gustatives. Son nez s'était subitement mis à saigner, avec abondance. Un autre juron lui échappa, alors qu'il portait ses mains à ses narines, la tête lui tournant légèrement.

Jamais Noah n'avait autant souhaité que son don agisse sur quelqu'un. Et, en conséquence, il semblerait, son corps en avait souffert le prix. Etait-ce une intervention divine ? Dieu le prévenant de ne pas s'en prendre à un des Siens ? Ou était-il face à une puissance démoniaque qu'il était trop faible pour contrer ? Quoi que cela puisse être, les jambes de Noah étaient trop vacillantes pour le porter, à cet instant précis, et il n'avait donc pas d'autre choix que d'affronter la situation. Et peut-être Billy.

En l'espace de quelques instants, le monde de Noah avait basculé dans le chaos le plus total, ses certitudes balayées. Le prêtre pouvait essayer de se convaincre que de l'eau transformée en whisky n'était qu'un trucage, bien que rien ne lui permette de le prouver sans le moindre doute. Mais les "miracles" qui eurent ensuite lieu ne pouvaient être expliqués autrement que par les paroles absurdes que Billy lui délivra malgré lui.

L'esprit confus, le corps affaibli par l'effort qu'il avait dû fournir pour imposer sa volonté au jeune homme, Noah peinait à processer pleinement les mots de Billy, sa cervelle tentant en vain de le protéger de ce qu'il n'était pas prêt à encaisser aussi brutalement. Sorciers, anges, démons...

Pour lui, tout cela appartenait aux gravures anciennes dans sa plus vieille bible, à l'Histoire infortune et cruelle (tant de femmes brûlées sous prétexte qu'elles étaient "magiques"), à un plan auquel il n'accéderait pas avant sa mort, si Dieu le jugeait digne de Son paradis.

Pas à cette réalité qui était la sienne. Et, pourtant, le voici assis dans un canapé, alors qu'il s'était effondré sur un banc, quelques minutes auparavant. Son bel autel avait pris la forme d'une piscine gonflable, une des statues de son église s'était métamorphosée en bouteille géante, et Billy était presque méconnaissable, son apparence tout autant altérée.

Une part de lui voulait hurler. Une autre pleurer. Ou rire, peut-être. Noah n'était plus sûr de rien, et surtout pas de lui-même. Ses mains avaient abandonné son visage, laissant le flot de sang s'écouler librement sur sa peau, ses doigts se refermant sur sa croix avec le désespoir d'un enfant perdu.

Noah avait cherché des réponses toute sa vie sur ce qu'il était, ce qu'il pouvait faire. Maintenant qu'elles lui faisaient face, tout en lui cherchait à les rejeter, ces réponses insensées, à revenir à son "normal" habituel.

Le premier choc passé, Noah était étrangement... calme. Détaché de toute chose, le reste du monde lui paraissant à la fois si loin et si proche.

S'il était en possession de ses moyens, Noah pourrait comprendre qu'il était plongé dans un épisode dissociatif, sa cervelle tourmentée abandonnant toute idée de comprendre et accepter ce qu'il était en train de traverser pour l'instant.

La voix de Billy lui parvenait distordue, effacée, comme si le jeune homme cherchait à s'adresser à lui à travers un mur de briques.

Ses doigts s'entortillant douloureusement sur sa croix, le regard de Noah se posa sur le mouchoir que le jeune homme lui tendait, sans esquisser le moindre geste pour le prendre.

Il saignait, pourtant. Il pouvait le sentir sur son épiderme, le flot qui s'écoulait de son nez. Prendre conscience de ce problème était une chose. S'en occuper était une autre. Plus rien ne lui semblait réel. Tout l'était trop.

"Les... Les larmes ?"

La moindre parole était un effort, ce qui était définitivement inhabituel pour le prêtre éloquent. Une petite part de lui comprenait ce que Billy attendait de lui, acceptait cette mission qui était la sienne, et voulait lui venir en aide.

Cette partie de lui était noyée dans un océan de doute, de peur et d'incertitudes, et Noah ne parvenait pas à remonter à la surface. Il avait presque l'impression que son propre corps ne lui appartenait plus, qu'il en était décalé, hors de contrôle. Une marionnette dont les fils auraient été subitement coupés.

Noah cligna lentement des yeux, le souffle instable, l'expression hagarde. Il reprit d'une voix perdue, ne sachant quelle réponse il espérait de Billy :

"Nous sommes pareils ? Toi... et moi... ?"

Toute sa vie, Noah avait cherché à comprendre ce qu'il était. S'imaginer en instrument de Dieu était la pensée la plus rassurante qu'il pouvait avoir, vis-à-vis de ses pouvoirs. Mais s'il s'était fourvoyé... S'il n'était pas créature divine, mais démoniaque ? Les sorciers étaient l'instrument du mal. Il ne pouvait en être autrement, n'est-ce pas ?

A cet instant précis, Noah avait l'impression de ne plus rien ressentir. D'assister à sa propre vie au travers d'une brume épaisse. Ses doigts se serraient et se desserraient autour de sa croix, le sang coulant librement le long de son visage, s'égarant sur ses mains, sa soutane...

Dépossédé de sa réalité, le pauvre prêtre avait très certainement besoin d'être replongé dans le monde tangible, pour accepter l'inacceptable. Un bon seau d'eau froide en plein visage, peut-être... Ou un énième "miracle" du sorcier qui se tenait à ses côtés ?

Tout avait basculé si vite. Quelques instants plus tôt, Noah était sans réponse vis-à-vis de ses "dons", s'étant résigné à leur présence dans sa vie, les pensant venir de Dieu lui-même. Tout ce qu'il attendait, c'était un signe, quelque chose qui lui dirait ce qu'il était sensé faire de cette emprise qu'il avait sur autrui, un message divin... Et, au lieu de cela, Noah s'était retrouvé confronté à de la véritable sorcellerie, de la part d'un jeune homme qu'il ne pouvait pas imaginer maléfique.

Son église, sa précieuse église, avait été profanée, métamorphosée, et Noah ignorait s'il pourrait la retrouver telle qu'elle était auparavant. Lui ne serait pas en mesure de revenir à l'homme qu'il était autrefois, dont l'ignorance était, au final, un mal pour un bien. Il y avait dans ce monde des forces au-delà du possible auquel il croyait. Des puissances qui le dépassaient. Et elles étaient si proches de lui, sans qu'il n'en ait eu le moindre soupçon tout ce temps...

Progressivement, les mots de Billy lui parvinrent plus clairement, perçant le brouillard dans lequel son esprit s'était embourbé. Un démon à vaincre. Un monde "magique". Quelque chose qui avait placé Billy sur sa route. Dieu, peut-être. Que penser ? Que croire ? Noah était perdu, plus confus que jamais, et cela n'était pas parti pour s'arranger.

Billy confirma ses pires craintes, soulignant la nature sorcière de ses dons. Des dons qui n'avaient rien de divin. Noah était affligé d'une malédiction, depuis le début, et ses pouvoirs ne venaient certainement pas de Lui. Le prêtre prit une profonde inspiration, se muant en un léger gémissement, se refusant de répondre à la question de Billy.

Oui, aussi loin qu'il s'en souvenait, les gens avaient été toujours "comme ça" avec lui. Il leur était difficile, voire impossible de lui dire "non", bien que son don n'agisse pas pareillement sur tout le monde. La nature de Billy expliquait peut-être la fatigue que Noah avait régulièrement ressenti après avoir passé du temps avec lui, un épuisement accompagné de migraines. Utiliser ses pouvoirs sur le jeune homme le drainait de son énergie, progressivement, et il ne pouvait rien pour empêcher cela.

Des pouvoirs magiques. De la sorcellerie. Des démons. Comment Billy pouvait-il être convaincu que Noah ne faisait pas partie de ces créatures maléfiques ? Contrairement à ce qu'il pensait, le prêtre n'avait rien d'un homme bon. Il n'avait pas hésité à tirer avantage de ses pouvoirs et de leur effet sur les gens pour obtenir ce qu'il désirait, pour s'enrichir. Il pouvait prétendre autant qu'il le voulait qu'il l'avait fait pour l'Eglise, Noah savait très bien qu'il en était autrement. Qu'il s'était montré vil, tout en se convainquant agir en Son nom.

Un faible "Oh." s'extirpa de ses lèvres lorsque son église retrouva sa forme originelle. Pendant un instant, il souhaita du plus profond de son cœur que Billy puisse en faire de même avec sa personne. Qu'il soit de nouveau béni par l'ignorance, convaincu d'être guidé par Dieu, au lieu de se retrouver perdu dans le noir, dans ses propres ténèbres. Une larme s'écoula le long de sa joue, se mêlant au sang que Billy lui priait de nettoyer.

Noah n'allait pas bien. Clairement. Les dernières paroles de Billy parvinrent finalement à le tirer de son torpeur, mais ce n'était pas pour le mieux. Les lèvres du prêtre s'étirèrent de manière incontrôlée, et l'homme laissa échapper un rire sans joie, ses doigts se crispant furieusement sur sa croix. D'un mouvement nerveux, il essuya le sang qui terminait de couler à l'aide de sa manche, avant de se lever brusquement du banc où ils se tenaient tous deux.

Le mouvement lui fit tourner la tête, et il dut s'appuyer de ses mains sur le dos du banc pour éviter de tomber, peinant à tenir sur ses deux jambes. L'homme était dans un drôle d'état, trop épuisé pour bouger, mais trop anxieux pour demeurer assis. Il tourna son regard vers Billy, un sourire désabusé prenant place sur son visage :

"Tu tiens à moi ? Qu'est-ce que tu en sais ?"

Sa voix était emplie de venin, le choc ayant laissé place à une colère noire, qui se déversait sur le pauvre jeune homme, qui n'était en rien responsable de sa situation ou du désastre qu'avait été sa vie.

"Tu veux vraiment tout savoir ? Oui, les gens ont toujours été comme ça avec moi. Pour les sœurs de l'orphelinat, c'était un don divin, une aubaine pour encourager la générosité de nos fidèles. Quand j'étais là à jouer les enfants de chœur, les gens nous donnaient sans compter. Ils auraient donné leur propre chemise, si j'en avais fait la demande."

Noah en voulait aux Sœurs de l'avoir privé de la chance d'avoir une famille. Il détestait cette capacité qu'il avait, et qui avait construit ce mur qu'il ne pouvait briser entre les autres et lui-même. Et, surtout, il haïssait de se sentir si seul. Jusqu'ici, il pouvait se convaincre qu'il était investi d'une mission divine, et que tout finirait par devenir plus clair. Et maintenant, que lui restait-il, sinon cette certitude qu'il n'avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle il était ce qu'il était ? Que sa pesante solitude n'avait aucun sens ?

"Je ne suis pas quelqu'un de bien. Mais au fond, quelle importance ? Je n'ai pas à être "bon" pour être aimé, il me suffit d'exister auprès de quelqu'un, et cette personne voudra me mériter. A n'importe quel prix."

Un autre rire lui échappa. La situation n'avait rien de drôle, pourtant, mais les émotions de Noah partaient dans tous les sens, entre choc, colère, tristesse et déception. S'imaginer investi d'une mission sacrée, c'était ce qui l'avait sauvé du désespoir tout ce temps. Noah n'avait plus rien désormais. Rien, sinon des regrets. Et une furie dévorante.

"Tu es là, à cause de ce pouvoir. Tu reviens, à cause de ce pouvoir. Comme les autres. Comme tous les autres. Il n'y a rien de vrai ou sincère là-dedans. Je pourrais les traiter comme des chiens, et ils chercheraient simplement à récupérer mes faveurs. A se faire pardonner. Parce que j'ai ce... ce pouvoir..."

Il n'en voulait pas. Il n'en avait jamais voulu. Noah l'acceptait jusqu'alors, parce qu'il pensait que cela venait de Dieu, ce don qui le condamnait à être seul toute sa vie, seul au milieu de tous. Et maintenant ?

Les jambes de Noah ne supportaient plus son poids. Il s'écroula à genoux, ses mains se raccrochant par réflexe au dos du banc, le souffle court et le regard trouble. Utiliser son pouvoir de la sorte sur Billy l'avait vidé de toutes ses forces...

"Tu n'as qu'à prendre les larmes. Et tout le reste. Détruis l'église, tant que tu y es. Peut-être que ça Le fera réagir un peu, pour une fois."

La douceur et la bienveillance du prêtre étaient bien loin, laissant transparaître une nature amère et empoisonnée qu'il avait soigneusement cachée jusqu'alors. Mais à quoi bon ? Plus rien n'avait de sens. D'importance.

Noah voulait pleurer. Rire. Crier. Tout cela à la fois. Il reposa son visage contre le bois du banc, un bref instant. Il avait besoin de boire. Beaucoup. Même s'il savait que ce serait probablement la pire idée, à cet instant. Noyer ses soucis, cela pourrait peut-être l'aider. Sur le moment. Un rire cynique glissa hors de ses lèvres, alors qu'il tentait tant bien que mal de se relever :

"Le coup du whiskey, tu peux le refaire ? Blasphématoire, je sais, mais là, tout de suite, je n'en ai rien à foutre, tu vois ? Une bonne dose de whiskey contre les larmes, c'est un marché raisonnable, non ?"

Un sourire sarcastique et tremblant s'étira sur les lèvres de Noah :

"Pourquoi je te pose la question ? Si je m'y prends bien, je pourrais te convaincre que c'est la meilleure idée du monde, après tout. Parce qu'elle vient de moi."

Pourquoi devrait-il avoir des scrupules ? Ses dons ne venaient pas de Dieu. Il n'était même pas certain que Dieu existait, à cet instant précis...